Chapitre 3

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Le siège de la Chapelle Hypocras se trouvait au cœur du monde-fleur Caducée, lui-même en périphérie de l'ensemble de mondes qui composaient l'immense Shemesh, capitale du royaume de Tiphéreth. Le bâtiment qui l'accueillait était un véritable palais fait d'argent et de mercure, dont la forme changeait en permanence en fonction des besoins des occupants. Sur l'entrée, le symbole d'Hypocras était projeté : un caducée (sceptre de mercure entouré de deux serpents ailés) sur un fond orange. Ce symbole était rehaussé de celui de Shemesh, un cercle au centre pointé, rayonnant.

À l'intérieur de la Chapelle Hypocras, des vertus-soignants allaient et venaient à toute vitesse, à tire-d’aile. Les étages inférieurs du palais accueillaient un immense hôpital civil et militaire, le plus grand et performant de tout le royaume. Tous les élohim qui s'y rendaient étaient soignés sans contrepartie. Ici venaient les victimes de malédictions, autrement dit, de maladies venues du poison des démons, ou bien d'un dysfonctionnement luminique ou physique aigu. En plus des traitements thaumaturgiques, els se régénéraient dans des puits de lumière bienfaitrice, surveillés par des infirmiers de la sous-chapelle Lellisel, selon les principes empathiques du Varti. Les soignants ressentaient la douleur, la maladie de leurs patients pour mieux la comprendre, la guérir. Ceux qui étaient là pour des maux de l'âme étaient écoutés et traités par des psychothérapeutes de la sous-chapelle Chakra. Els formaient parfois des cercles de parole sous les puits de lumière, tentant d'expliquer l'origine de leur mélancolie.

La plupart des patients recevaient des traitements sous la forme de thaumaturgies créés par les vertus-soignants, des médicaments en tout genre, potions, talismans élaborés par la sous-chapelle Cosmedan. Miniel les observa non sans intérêt tisser des produits qu'el tissait el-aussi depuis des années en dehors de l'institution, dans la clandestinité, pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne pouvaient se rendre dans une Chapelle : des déserteurs la plupart du temps, des voleurs, des pécheurs qui fuyaient la punition de l'Ecclésia. Car à l'entrée du lieu, des ophanim veillaient, enregistrant la signature lumineuse de tous ceux qui entraient, repérant les fugitifs.

Mais els ne remarquèrent pas Miniel, ni Winiel et Poniel, ses deux clients maîtres chanteurs.

— Allez-y, dit Néa à travers un réseau privé, intraçable. J'ai paramétré le réseau cristallin pour tronquer les données que vos halos émettent, avait expliqué le spécialiste. 

Miniel ne comprit pas comment une telle chose était possible. Sa méfiance ne fit que grandir alors qu'un étau se resserrait autour d'el, el le sentait. Mais ce n'était pas la première fois. Alors la vertu, qui ne pouvait fuir assez loin, s'était rendue avec Winiel et Poniel chez Hypocras, déguisés en simples vertus militantes. Miniel, après avoir englouti cinquante litres de jus de grenade, avait réussi à trafiquer son halo un peu plus, le rendant méconnaissable. El avançait calmement parmi les patients et les soignants.

— C'est un exploit pour vous d'être ici, remarqua Winiel, s'adressant à Miniel. Vous êtes un déserteur, c'est ça ?

Miniel ne répondit pas.

— Vous avez réussi à changer la lumière de votre halo, ajouta Poniel. Je n'ai jamais vu une telle chose auparavant. Pareil pour votre ami qui semble contrôler le réseau mieux que les chérubins qui l'administrent…

Miniel garda encore le silence, masquant son irritation. Le trio vola jusqu'au dernier étage de la Chapelle, où se trouvaient une université et des départements administratifs. D'après les divinations de Daniel, la mili-thaum était conservée quelque part dans cet espace. La domination avait étudié les plans de l'établissement et les allées et venues de ses occupants. Avec son aide, Néa étudiait le réseau pour déterminer l’emplacement précis de l'objet. Là encore, Miniel ne comprit pas comment cela était possible. Mais el suivit les indications du hackeur.

Le trio arriva dans un grand lobby, où de nombreuses vertus patientaient sur des sofas de fil d'or. Le sol était couvert de sable fin, ainsi que le plafond, où le sable allait et venait en vagues océaniques. Sur les murs, Miniel remarqua immédiatement les portraits plain-pieds exposés là. Le premier, face à l'entrée, représentait Chakra Varti, fils de Sandalphon et fondateur de la Chapelle Hypocras. Non loin, de l'autre côté du comptoir d'accueil, le portrait de son père était aussi exposé. Miniel trottina et s'agenouilla devant la figure de Sandalphon. El lui adressa une prière.

Sandalphon, prête-moi ton génie, car je sens un grand retournement venir vers moi…

Winiel et Poniel els, s'étaient arrêtés devant un autre portrait. Miniel les chercha du regard et les trouva aux pieds d'Aradim, souverain de Tiphéreth. Son effigie était entourée de fleurs mauves, probablement installées là pour célébrer sa venue. Dans le lobby, Skynews, la chaîne d'information des élohim, était projetée sur les murs. En ce moment même, La procession immense de l'archange avançait entre les bâtiments et les tours de Caducée. Bientôt, la vague adoratrice allait submerger la Chapelle. Des contingents de puissances parcouraient déjà les couloirs.

Le chaos est une échelle, avait dit Daniel.

Miniel détacha son regard des portraits et avança vers le comptoir d'accueil. Winiel et Poniel coururent après el. 

— Bonjour, salua Miniel. Nous avons réservé une salle de réunion pour avoir une belle vue sur la procession. On peut entrer ?

La vertu du comptoir d’accueil acquiesça. C’était Néa qui, grâce à ses pouvoirs démesurés de hackeuse, était parvenue à réserver la salle, volant les privilèges d’autres élohim. 

— Vous entrez dans un département privé, avertit l’agent d'accueil. Par mesure de sécurité, je ne peux vous indiquer moi-même comment entrer. Le chemin pour y accéder vient de vous être envoyé sur l’identifiant de réservation. 

Miniel et les vertus acquiescèrent. Miniel interrogea alors Néa via le réseau. 

— Il faut passer par un des portraits pour accéder au département, dit Néa. Devine lequel. 

— Comment ça devine lequel ? s’agaça Miniel. Dis-le-moi.

— Allons, je suis sûre que tu peux deviner. 

Miniel observa les trois portraits qui ornaient le lobby. Comment diable était-el censé deviner lequel menait aux salles de réunion d’Hypocras ? Aradim, Sandalphon, ou Chakra Varti ? 

— C’est vraiment facile hein ! se moqua Néa. 

Miniel soupira et se plaça devant le portrait de Chakra Varti, fondateur d’Hypocras. 

— Non ! Non ! C’est Aradim aujourd’hui ! Aradim !

Miniel soupira, excédé. La pression pulsait dans ses veines. Néa était bien cruel de jouer avec el ainsi. 

— Aradim, archange des archanges, récitèrent Winiel et Poniel. Nous te jurons amour et fidélité pour toujours. 

Les vertus traversèrent alors le portrait, débarquant dans un couloir feutré. Le trio arriva devant la salle réservée par Néa et s’y installa. Miniel posa sur une table une boule de cristal, un engin portatif classique dans les administrations élohiennes pour servir de support aux connexions dans le réseau. Suivant les instructions de Néa, Miniel manipula l'engin, appuyant à des endroits précis sous les regards anxieux de Winiel et Poniel. Après quelques minutes, l'engin se mit à vibrer. Miniel, surpris, le laissa tomber sur la table. La boule de cristal se transforma alors, se rétractant pour se réassembler. Deux cerceaux concentriques apparurent, avec au centre, une petite flamme. Des centaines d'yeux s'ouvrirent.

— C'est un bébé ophana ! s'exclama Winiel.

Miniel resta el bouche bée face au petit ophana et ses tout petits yeux qui tournoyaient avec ses roues. L'enfant babilla joyeusement. 

— Pixiel va explorer les environs pour nous, expliqua Néa. Les divinations de Daniel vont pouvoir être précisées grâce aux données qu'el va récolter. Ainsi, nous devrions trouver la thaum en moins d'une heure. 

L'ophana s'envola et partit à toute vitesse dans le couloir adjacent. El infiltrerait les passages des ophanim, verrait tout, très vite. La recherche commença, la tension dans la pièce grimpa. Miniel se mit à faire les cents pas. Winiel et Poniel étaient els aussi agités. Els regardaient dehors, par la grande fenêtre qui bordait la pièce. Miniel pu observer le quartier alentour, aux bâtiments d'argent et de mercure. Dans le ciel, on pouvait voir de nombreux mondes-fleurs qui s'étendaient en grappe autour de tiges stabilisatrices, bâties par les ophanim après la Seconde Brisure et sa dévastation absolue. Et au loin, très loin, l'irradiant Palais d'Argent scintillait, un rayon gorgé d'âmes pulsant depuis son sommet. Aradim, qui avait voyagé depuis là-bas, arrivait avec des milliards d'anges pèlerins sur Caducée, baignant le monde entier de lumière mauve. Depuis les étages supérieurs de la Chapelle, sa procession ressemblait à un tsunami silencieux, déferlant lentement sur le monde et ses cités. Alors que les minutes passaient, les chants des anges commencèrent à résonner, malgré les murs insonorisés. Après une demi-heure, Aradim et sa procession parvinrent à quelques centaines de kilomètres seulement de la Chapelle, alors que l'ophana continuait à chercher. 

— Du progrès ? demanda Miniel, qui s'impatientait. 

— On ne trouve rien ici, répondit Néa. Cela signifie que la thaum est dans les derniers étages, ceux réservés au commandement de la Chapelle. C'est plus difficile à explorer. 

— Génial…

— Attendez ! Trouvé ! Bravo Pixiel !

Miniel se tendit et grimaça, encore prisonnier de son exosquelette, caché sous sa large tunique. 

— La thaum est dans le bureau d'un command'aile, tout près de la direction.

— Ok, dit Miniel. Comment on s'y rend ? 

— Je vous envoie un itinéraire, suivez-le. 

Le chemin tracé par Néa se révéla à la vue de Miniel via le réseau EL. El sortit de la pièce et le suivit scrupuleusement, avec les deux autres vertus. El rencontra des milliers d'élohim dans les couloirs, luttant pour remonter le trafic à contre-sens. L'écrasante majorité des vertus travaillant dans la Chapelle se rendaient à toute vitesse dehors, pour voir Aradim passer. Même les ophanim se ruaient dans les airs, au travers des fenêtres. 

Le chaos est une échelle.

Miniel avança calmement, les cœurs battants d'angoisse et d'adrénaline. El atteignit les derniers étages du complexe via un autre puits vertical. El parcouru des couloirs luxueux, ornés de nombreuses tapisseries de fil de métaux. Els montraient l'histoire de Sandalphon le Primogène, son parcours pour acquérir une graine de vie de la part de son propre père, le Porteur de Lumière. Un drôle de sentiment tordit les entrailles de Miniel à la vue de ces œuvres, qu'el avait pourtant admiré bien des fois par le passé. El repoussa ses souvenirs de toutes ses forces, se concentra sur le présent. Après quelques minutes de vol, le trio parvint devant l'entrée du bureau. Miniel trouva avec stupéfaction la porte déverrouillée. 

— Tu as piraté la serrure ? demanda la vertu à Néa via le réseau.

— Oui. Allez-y ! Vite !

Les trois vertus se mirent à fouiller frénétiquement l'endroit, ouvrant chaque tiroir, chaque cabinet, regardant sous les meubles. Le bureau était vaste et luxueux, mais bien remplit. Des vitrines exposaient des thaumaturgies en tout genre, à la pointe de la technologie. Mais la mili-thaum n'y était pas.

— Par EL, siffla Miniel en continuant de chercher.

Trois des murs de ce bureau étaient des baies vitrées qui offraient une vue parfaite sur Caducée et le reste de Shemesh, sur la procession aussi. Tout près, la frénésie des anges chantants faisait trembler les vitres. Au moins, les intrus ne craignirent pas d'être repérés en faisant du bruit. 

— Où est la thaum ? On trouve rien !

— Quelqu'un approche ! s'écria soudain Poniel.

Le trio se jeta derrière des vitrines, se cachant tant bien que mal. La porte du bureau pulsait de lumière. El s'ouvrit, et un séraphin entra. Son halo enflammé baigna le bureau de lumière orange. El portait une chasuble rehaussée du trident de l'Inquisition. Le long de ses bras, des yeux dorés scrutèrent les alentours et repérèrent immédiatement ceux de Miniel. La vertu bondit, mais trop tard.

— Ne bouge pas, susurra Néa à son oreille. 

L’azoha était là, juste derrière Miniel. El le tenait fermement dans une prise paralysante, pointant une aiguille contre sa jugulaire. 

— Traitre ! gémit Miniel. 

Néa tira Miniel hors de sa cachette, l'amenant au centre de la pièce. Winiel et Poniel restèrent figés alors que Miniel fut livré au séraphin de l’inquisition. El était sombre, ses yeux, deux brasiers infernaux. 

Burrhus ?!

Miniel ouvrit la bouche, cria, mais son appel à l'aide fut noyé par les chants des pèlerins. Les baies vitrées vibrèrent sous un assaut sonique assourdissant. Alors Miniel tendit ses muscles, sentit l'aiguille de Néa entrer dans son cou. Mais soudain :

CLASH !

Une tempête de bris de verre balaya les élohim, lacérant leur peau. Des tirs de blaster fusèrent, leurs coups noyés par les chants. Poussé par l'adrénaline, l'instinct de survie pur, Miniel se redressa, Néa et le séraphin tous deux inertes à ses côtés. 

— Michaël ! appela une voix aussi puissante que furieuse. 

Miniel recula. El contracta ses muscles et clac ! Son exosquelette s'activa. L'engin, qui supportait jusqu'ici maladroitement ses membres brisés, se transforma. Huit pattes de métal se déployèrent dans le dos de Miniel, entre ses ailes, et le portèrent en hauteur, grimpant avec une vitesse et une habileté stupéfiante pour mettre la jeune vertu hors de danger. Depuis le haut plafond du bureau, Miniel reconnu Vilanel. Une de ses pattes s'étendit comme un dard et en une fraction de seconde, frappa en direction de la domination. Mais Vilanel l'esquiva, sa vitesse et ses réflexes galvanisés par la combinaison antifriction qui couvrait son corps de la tête aux pieds. 

— Michaël Fitzarch ! appela Vilanel. Rends-toi. 

Le pouvoir de domination émit par Vilanel via sa voix frappa le halo de Miniel, pliant sa volonté. Mais la vertu résista et contre-attaqua de ses pattes dards. 

— Cette fois, je ne te fuis pas, cracha la vertu. Je te tue.

— Ton stupide dispositif ne suffira pas, répliqua Vilanel. Rends-toi ! Qu'as-tu à perdre !?

— PERSONNE NE SE TIENDRA ENTRE MOI ET MON PÈRE, hurla soudain Miniel. SURTOUT PAS TOI ! 

La jeune vertu se jeta sur la domination, la poignardant de ses huit dards. Clac ! Clac ! Clac ! Six d'entre eux percèrent du cristal froid, mais deux touchèrent la poitrine de Vilanel. La domination hurla, son sang rouge maculant tout. 

— AAAARGH ! 

Les yeux possédés par la furie, Vilanel gonfla son halo rouge et sa lumière projeta Miniel en arrière. La vertu voulut en profiter pour reprendre une position avantageuse avant de lancer un autre assaut. Mais au lieu de s'apprêter, d'attaquer ou de préparer un contre, Vilanel projeta une seconde onde de choc vers Miniel. Ce dernier bascula en arrière et, au travers de la baie vitrée brisée, tomba dans le vide. Miniel déploya ses ailes, vola. Mais l'air vibra, si fort que ses membres furent transis de douleur. La procession d’Aradim passait juste en dessous, déformant l’univers par sa masse assourdissante. 

Une lourdeur brusque envahit alors tout le corps de Miniel, un voile flou balayant sa vue. La vertu sentit un liquide chaud couler de sa jugulaire. Néa, avant d'être terrassé par l'entrée explosive de Vilanel, lui avait injecté quelque chose. Miniel résista de toutes ses forces pour garder un esprit clair. El battit des ailes, encore et encore, mais son corps refusa d'obéir. El tomba. Miniel regarda en bas et vit une figure immense, deux yeux mauves grands comme des lacs, un visage pâle et géant. Une bouche grande ouverte, dans laquelle Miniel tomba.

Aradim déglutit et sourit.



Michaël, éjecté du Domitia, combattit les démons du temps. El aperçut la silhouette menaçante de Burrhus, entourée de voix étranges. Mais el prévalu, et tissa un filet, qui l’accrocha à un vaisseau qui passait par là. Ses ailes battirent frénétiquement dans le vide, incapables d'agripper un espace-temps inconnu, étranger. Le souffle coupé, la vision de Michaël se brouilla peu à peu. Son halo s’affaiblit. Ses yeux se fermèrent lentement, sa conscience s'effaçant dans l'étreinte silencieuse et glaçante du cosmos.

Un long sommeil commença, peuplé de rêves éthérés et insaisissables.

Puis vint la douleur. Michaël hurla. Un millier d'aiguilles s’enfoncèrent dans son corps, grinçant contre ses os. Le sang d’Adam remonta dans sa bouche, avec son goût ferreux, acide. Michaël ouvrit la bouche, engloutissant une gorgée d’air glacé. El ouvrit les yeux, ne vit que le sang rouge autour d’el. El entendit d’autres hurlements, sentit sur son visage la morsure du froid. 

Deux figures sombres surplombèrent Michaël. 

Contre sa joue, la jeune vertu sentit alors un sol rocailleux. El leva la tête et ne vit qu’un épais brouillard gris partout autour d’el. El tenta de bouger, gémit. La douleur revint l’accabler. Ses os étaient brisés. Michaël ne se laissa pas le choix, el ne pouvait rester là. El déploya ses ailes et cette fois-ci, parvint à s’attacher à l’air épais. Son corps s’éleva dans la brume. L’atmosphère alentour était opaque, mais chargée d’un sentiment d’effroi palpable qui marqua l’esprit de Michaël. Chacun de ses battements d’ailes remua le brouillard en des formes étranges, dansant aux confins de la réalité. Des figures sinistres, façonnées dans l’obscurité, émergèrent en sifflant.

— Qui êtes-vous ? demanda Michaël d’un filet de voix. 

Malice. Tourment. 

— Où suis-je ?

Sur la Route du Diable.

Michaël ouvrit grand les yeux, déglutit. Sur le sol, le sang d’Adam coula, accompagné d'innombrables murmures et chuchotements. À l’intérieur, les aiguilles tortueuses et des milliers d’âmes en peine. Une partie de ces âmes, des petites boules de lumière, émergèrent du flot pour tomber sous le joug des ombres qui leur posèrent alors une question : 

Gis-tu dans les ténèbres ? 

Affolées, les âmes s’enfuirent dans le brouillard. 

Michaël comprit alors. El appela les ombres. Els étaient des anges du jugement, des élohim qui testaient les âmes sur cette route. Mais alors qu’el les cherchait, les ombres disparurent. Michaël avança à leur recherche, tremblant, transi par le froid. D’autres formes circulèrent autour d’el, cachées dans la brume grise. Elles parlaient, mais Michaël ne pouvait plus les comprendre. Leurs voix allaient et venaient entre les fils de la réalité. Michaël haleta. Son esprit flanchait, s'embrumait, mais les rasoirs qui coupaient ses os et ses articulations le maintenaient éveillés. El s’enfonça dans le brouillard qui s’épaissit, devenant presque solide. 

Michaël erra longtemps, perdu dans un effroi confus, entouré par les chuchotements. Mais au bout d’un moment, el vit un éclat orangé. El s’approcha. Au sol, el vit un corps enflammé. Le corps était ouvert en deux, vide et sec comme du charbon. El l’observa, vit ses yeux bleus privés de l’éclat de vie, un visage juvénile, des cheveux noirs tout autour. El se reconnut alors et recula, effrayé. Sous el, d’autres corps apparurent dans le même état, tous portant son propre visage. Michaël fuit. Le tourment le gagna. Pourquoi subissait-el tout ça ? Qu’avait-el fait ? Sa fuite dura longtemps, mais sous el les corps gisaient, encore et encore. Ils étaient el. Ils sont moi !

Michaël, dans son errance affolée, finit par envier les versions d’el qui gisaient là, mortes. Elles semblaient en paix, enfin en paix. Désespéré, Michaël finit lâcher prise. El tomba au sol et rampa jusqu’à l’un des corps. El le toucha, laissa les flammes l’embraser, puis s’abandonna. El s’apprêta de nouveau à mourir, une libération bienvenue. Mais rien ne se passa. Les flammes l’enveloppèrent, l’aveuglèrent sans le consumer. Michaël attendit, les larmes aux yeux, le visage déformé par la détresse. Des silhouettes réapparurent alors au-dessus d’el, l’observant de leurs yeux cristallins, perçants. Elles n’étaient pas des ombres, réalisa Michaël dans un sursaut. El battit des paupières. Une azoha se tenait là, habillée de la tête aux pieds d’une combinaison noire. Ses sœurs la rejoignirent, des sourires froids aux lèvres. Mais l’azoha originelle, elle, ne souriait pas. Ses yeux bleus étaient remplis de larmes.

— Maman ? 

— Fuit !

Michaël se releva d’un coup et s’envola, malgré la douleur dans ses ailes. Derrière, un rugissement fit vibrer l’espace-temps. Le feu se déversa. Le serpent noir surgit. 

— Burrhus !

Des milliers de corps se déversaient de sa gueule-brasier, des milliers de Michaël. Ouverts, vides, consumés, ils s’écrasèrent au sol comme de vulgaires coquilles de noix. Dans le brouillard, une cité sombre se révéla, gorgée de ténèbres. Michaël vola entre ses tours d’acier, porté par des vapeurs ferreuses étouffantes. De nouveaux grondements, des tremblements cosmiques, résonnèrent. Une explosion de lumière apparut au firmament. Michaël se précipita vers el mais percuta une tour. El tomba, tomba, tomba. Un gouffre s’ouvrit dans les ténèbres, l’engloutissant. Sa chute ralentit. El rebondit sur une surface molle et chaude, mais ne vit plus rien. 

L’instant suivant, Michaël se retrouva dans une pièce tamisée, faite de cristal luisant. El semblait de retour dans l’antre de Néa.

Daniel était là, allongé au sol dans une mare de sang doré. 

L’horreur s’empara de Michaël, qui tomba à genoux. 

— C’est ma faute, pleura-t-el, je suis désolé, désolé. 

Michaël ferma les yeux de son ami. 

— C’est fini, c’est fini. Tu n’es pas le premier à être mort à cause de moi, mais tu seras le dernier…

Trainant son corps brisé, Michaël se dirigea vers le labyrinthe de couloirs qui s'enchevêtraient et finit par tomber sur l’ascenseur. El entra et s’enfonça dans les profondeurs.

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